ÉGYPTE DEPUIS L’ISLAM - L’Égypte arabe

ÉGYPTE DEPUIS L’ISLAM - L’Égypte arabe
ÉGYPTE DEPUIS L’ISLAM - L’Égypte arabe

Deux grands événements délimitent l’histoire de l’Égypte au Moyen Âge: la conquête arabe, qui donna lieu en Orient à un gigantesque brassage de peuples sur deux continents, et la découverte de la route du cap de Bonne-Espérance, fait sans précédent dans les annales commerciales du monde, qui allait provoquer la ruine momentanée de l’Égypte. Le grand port d’Alexandrie, surnommé le magasin du monde, devenait, du jour au lendemain et pour deux siècles et demi, une petite station de cabotage.

Depuis longtemps l’Égypte avait cessé de s’administrer librement: elle était devenue une colonie de l’Empire romain, puis de l’Empire byzantin; le fameux édit de Théodose (392) fut, en quelque sorte, le chant funèbre du paganisme dans la vallée du Nil. En second lieu, le concile de Chalcédoine (451), condamnant la doctrine monophysite, base des convictions égyptiennes, causa une rupture irrémédiable avec Byzance. Soudain, les deux royaumes rivaux, Byzance et la Perse, s’effondrèrent et furent remplacés par une domination inconnue la veille: la conquête arabe fut donc un des phénomènes les plus importants de l’histoire universelle.

L’Égypte fut conquise par les Arabes, accueillis en libérateurs par la population autochtone, qui détestait ses maîtres grecs. Moins de cent ans plus tard, la langue arabe passait au rang d’idiome officiel du pays et, en outre, il semble bien que les conversions à la religion musulmane furent assez rapides pour constituer une majorité dès la fin du VIIIe siècle.

Les califes, depuis Médine, Damas et enfin Bagdad, administrèrent l’Égypte suivant les normes qu’ils avaient trouvées sur place: régime colonial, avec impôts particulièrement lourds. Ainsi s’organisa un empire immense dans le double cadre de la langue arabe et de la religion musulmane.

Cet empire était bien vite devenu trop vaste et la décentralisation se développa d’autant plus rapidement que les tendances les plus diverses poussaient à la dissociation du pouvoir. L’Égypte allait trouver une autonomie relative avec la dynastie toulounide, fondée par un officier turc: la durée en fut très courte (868-905), mais ces nouveaux princes eurent le mérite de montrer au peuple égyptien l’intérêt tangible de l’indépendance.

Une nouvelle puissance, schismatique, celle des Fatimides, née en Afrique du Nord, se préoccupa d’asseoir sa domination en Égypte. Elle y régna pendant deux siècles (969-1171), fonda une nouvelle capitale, Le Caire, et fut à l’origine d’une civilisation artistique hors de pair. Mais sa politique générale ne laissait pas d’être inquiétante, par ses thèses religieuses d’une part, par son inertie partielle devant l’irruption des croisés de l’autre.

Il allait être donné à une famille nouvelle, celle des Ayyoubides, de rétablir à la fois une solide force militaire et l’unité religieuse. Le fondateur de la dynastie, Saladin, fut un grand guerrier: il décapita le royaume des Francs en leur enlevant Jérusalem.

Comme autrefois l’autorité abbasside de Bagdad, la dynastie ayyoubide disparut à la suite d’un «pronunciamiento» de ses mercenaires. La révolution de ces esclaves – telle est la signification du mot arabe maml k – supprime leur dernier maître en 1250.

La période mamelouke, qui s’achève en 1517, est, sans contredit, la plus brillante de l’histoire de l’Égypte médiévale. Le souverain est une sorte de chef de bandes, et il est reconnu comme tel par la coutume de l’organisation de l’État, à la tête de ses anciens pairs, les esclaves, dont la condition est elle aussi légale. Ces mercenaires, montés sur le trône d’Égypte, devenu dans leur protocole le trône de l’Islam, se montrèrent en fait les dignes émules de leurs prédécesseurs: il suffirait à leur gloire d’avoir lancé cette grande idée d’empire islamique. De toute évidence, il y a souvent une disproportion entre leurs visées ambitieuses et les moyens dont ils disposent pour les réaliser: la milice est très turbulente; ce n’était pas une mince affaire que d’imposer une autorité aux troupes et surtout aux grands officiers qui, tous, rêvent du trône.

Néanmoins, la catastrophe de la fin du XVe siècle ne saurait être imputée aux Mamelouks, puisqu’elle est complètement extérieure au pays, ruiné soudain par la découverte de la route du cap de Bonne-Espérance. Ce n’est donc pas la seule incapacité de ses maîtres qui allait plonger l’Égypte dans l’ombre à la suite de l’occupation ottomane.

1. La conquête arabe

Au cours de l’année 638, quatrième du règne du calife Omar, six ans après la mort de Mahomet, un congrès se réunit dans une petite ville de Palestine: les généraux arabes qui venaient de s’emparer de cette région voulaient se concerter avant d’entreprendre de nouvelles opérations. Le calife était venu de Médine pour présider ce conseil de guerre, qui prit la décision d’envahir l’Égypte. Ce projet était mis à exécution dès l’année suivante. Les Arabes, empruntant la route naturelle des invasions venues de Syrie, suivie par les troupes de Cambyse et de Chosroès II, se rendirent maîtres de Farama, l’ancienne Péluse, au bout d’un mois d’efforts et, avant de parvenir à Babylone, durent stopper encore un mois devant Belbeis. La forteresse de Babylone capitula après sept mois de lutte, mais les Grecs n’étaient pas vaincus du fait de cet échec. Les Byzantins avaient concentré tout leur effort à Alexandrie, qui résista davantage. Vers le sud, un détachement considérable s’achemina vers la frontière nubienne, tandis qu’un important contingent se dirigeait sur la Libye.

Quelques années plus tard, les Grecs réussirent à reprendre pied à Alexandrie, mais ne purent empêcher la réoccupation de ce port en 646. Le Delta n’était pas pacifié pour autant et les habitants de l’ancienne Éléarchie, célèbres par leur esprit d’insubordination, tinrent tête aux envahisseurs. Ce fait décida l’empereur Constant II à tenter en 655 un débarquement à Alexandrie, mais, malgré la supériorité numérique de ses vaisseaux, il fut battu par la flotte arabe.

Que l’enthousiasme des Arabes ait été soutenu par leur zèle religieux, qu’un butin extraordinaire ait pu exciter l’appétit de certains aventuriers, on ne saurait le mettre en doute. Mais ils profitèrent surtout, notamment en Égypte, des tendances séparatistes agressives de la population chrétienne qui ne se trouvait aucun lien de solidarité avec les maîtres byzantins, dont elle ne parlait pas la langue ni ne partageait intégralement les croyances.

Les autochtones acceptèrent donc avec indifférence, sinon avec soulagement, les stipulations d’un accord, anodines en apparence, qui ne modifiaient guère leur statut et paraissaient même l’améliorer. Pourtant, la domination musulmane devait provoquer une rupture de traditions et amener fatalement une altération de l’ancien sentiment national. Le peuple adopta progressivement la langue des vainqueurs, qui leur était indispensable en cas de conversion. Les commerçants et les artisans furent peu à peu obligés d’utiliser l’arabe, promu au rang de langue officielle au bout d’un siècle d’occupation. D’autre part, l’islamisation fut assez rapide, et il semble bien que les musulmans étaient en majorité à la fin du VIIIe siècle. Ainsi, les églises furent, dans les campagnes, converties en mosquées.

2. Les préfets du califat

L’Égypte devint un protectorat arabe géré par des préfets dépendant du califat: la substitution de la dynastie omeyyade de Damas (661) au régime électif de Médine, puis l’avènement des Abbassides de Bagdad (749) ne changèrent rien au gouvernement du territoire pendant plus de deux siècles. Virtuellement conquise en 641, en vertu du traité qui suivit la prise de Babylone, l’Égypte eut donc à sa tête de hauts fonctionnaires jusqu’à l’année 868, date de l’arrivée d’Ibn Tulun, d’ailleurs en qualité de préfet. Les conceptions du pouvoir de Médine n’eurent guère le temps de s’affirmer, et la véritable organisation fut l’œuvre des califes de Damas, qui en subirent les réactions locales. Les Abbassides y envoyèrent principalement leurs parents et, enfin, à une date qui semble antérieure à l’année 827, l’Égypte fut affermée à l’héritier présomptif du califat, puis ultérieurement à un grand officier turc, qui lui-même nommait des fondés de pouvoir. Entre-temps, les chrétiens, qui avaient pris le nom de coptes, s’étaient assez mal adaptés au régime colonial arabe, qui n’était à leur encontre qu’une lourde machine fiscale: leur effort pour se soustraire à l’impôt finit par de sanglants combats, lesquels cessèrent définitivement à partir de l’année 830 environ.

En s’établissant en Égypte, les Arabes ont changé peu de choses et ce n’est que lentement, suivant les circonstances, qu’ils firent subir au pays les modifications reconnues nécessaires. Il n’est donc pas surprenant qu’aucune entrave n’ait contrecarré l’essor industriel et commercial. L’Égypte conserva l’importance que sa situation géographique et ses propres productions lui avaient assurée dans l’Antiquité. Les Arabes y trouvèrent une institution, l’annone, par laquelle Byzance recevait annuellement un tribut considérable en blé: l’annone fut désormais dirigée sur Médine, et cette exportation fut à l’origine des prétentions que devait émettre l’Égypte indépendante à un certain droit de regard sur les deux villes saintes de l’Arabie.

D’autre part, loin de provoquer la décadence du tissage, l’une des grandes industries de luxe, la tradition musulmane devait consacrer le renom des tissus égyptiens. L’instauration d’une coutume importante allait faire prospérer l’art textile d’Égypte: les califes lui confièrent la tâche de couvrir de précieuses étoffes le Temple sacré de La Mecque. Cette deuxième raison d’un rapport politique étroit entre l’Arabie et l’Égypte ne devait pas tomber dans l’oubli.

En outre, l’Égypte possédait des artisans habiles, que le califat sut utiliser: c’est ainsi qu’elle fut invitée à fournir au-dehors des forgerons et des charpentiers. Surtout, l’empire islamique avait besoin de spécialistes de constructions navales: ce furent des ouvriers coptes qui contribuèrent à la formation des arsenaux de Tunis et de Saint-Jean-d’Acre. Plus tard, les Arabes purent débarquer, dans les îles de la Méditerranée orientale, notamment en Crète, à Chypre et à Rhodes. L’Égypte a donc contribué à faire de la Méditerranée, le lac byzantin de Justinien, une mer musulmane.

Le califat prit garde de ne pas modifier l’administration d’une contrée pour laquelle des règles précises avaient été établies. Il n’y eut donc pas de transformation brutale de la société et des mœurs. La population restait agricole comme par le passé et ses conditions d’existence n’avaient pas varié. Mais sous ce nouveau régime colonial, les impôts continuaient d’être très lourds et la collecte des taxes était impitoyable.

Le pouvoir central avait une préoccupation très nette: diriger l’Égypte comme une grande propriété, dont les paysans seraient considérés comme des protégés. Les exigences fiscales eurent même des conséquences que les musulmans n’avaient pas prévues: ce fut pour se soustraire à l’impôt que les coptes se convertirent à l’islam. D’autre part, la langue copte, encore enseignée, perdait tous les jours du terrain puisque, depuis l’année 706, les pièces administratives étaient obligatoirement rédigées en arabe. Toutefois, la langue nationale rencontre un succès inattendu: les noms grecs des grandes localités disparaissent complètement pour faire place à des transcriptions coptes des toponymes de l’ancienne Égypte. Cette revanche sera définitive et, aujourd’hui encore, de nombreux noms de lieux sont calqués sur les dénominations antiques: Akhmim et non Panopolis, Ashmunain et non Hermopolis.

Peu avant le milieu du IXe siècle, l’empire califien commence à pratiquer l’enrôlement des mercenaires turcs, grâce auquel les divers États musulmans allaient asseoir leur indépendance politique. Le premier préfet turc arrive en Égypte en 846, et l’autonomie financière de ce fonctionnaire témoigne de la faiblesse du califat. Une décentralisation de fait se produisait d’autant plus rapidement que diverses tendances – régionales, raciales, religieuses, linguistiques – favorisaient la dissociation du pouvoir. Il y avait eu sans doute des difficultés d’ordre pratique: il était vain de prétendre faire exécuter à Cordoue des injonctions en provenance de Bagdad. D’autre part, une prédication alide sévissait en Afrique du Nord, et, pour en limiter les effets, qui allaient compromettre la sécurité de l’Égypte, le califat fut trop heureux de trouver en Tunisie un prince acceptant de se ranger sous son obédience: c’était la formule de l’investiture.

3. Les Toulounides et les Ikhshidides

L’Égypte va en retirer, momentanément tout au moins, une existence propre. Un officier turc, Ahmed ibn Tulun, chargé de gouverner la province au nom d’un apanagiste de Bagdad, réussit à se constituer une armée et se déclara maître absolu. L’autorité mésopotamienne, en butte à des révoltes sociales en Mésopotamie et à l’ambition des condottieri saffarides, n’eut pas la force de résister. Toutefois, elle considéra Ibn Tulun comme un rebelle; et seul le fils de ce dernier put négocier son indépendance moyennant un tribut. L’autonomie toulounide est plus importante pour l’économie nationale que pour la vie politique: le versement au Trésor califien fut d’abord supprimé, puis rétabli mais très diminué; l’argent ne sortant plus du pays sans contrepartie, le bien-être de la population ne put que s’améliorer.

Ibn Tulun put donc fonder une capitale, nommée les Concessions, à cause des lotissements de terrains affectés aux principaux officiers de l’État. Il en subsiste la grandiose mosquée, symbole d’un art sobre et vigoureux, témoin d’un premier et brillant effort. Si brève qu’ait été la durée de la dynastie (868-905), il est légitime de parler de puissance et de civilisation toulounides. La situation morale et matérielle de son gouvernement, dans la première moitié de son règne tout au moins, était bien supérieure à celle du califat mésopotamien, obligé de compter avec l’Égypte. Quelques constatations générales se dégagent: le califat avoue son incapacité à dicter ses lois au monde musulman; un prince peut gouverner l’Égypte d’une façon indépendante, mais, pour sa sécurité, il est obligé d’occuper la Syrie.

La mosquée d’Ibn Tulun est le plus ancien témoin architectural intact de l’art musulman en Égypte, et ce n’est pas le moins admirable, si l’on considère l’harmonie de ses proportions, la grâce de sa décoration sur stuc, la noblesse des gigantesques merlons qui dominent le mur d’enceinte, l’étrangeté du minaret qui rappelle, par-delà le modèle mésopotamien, les pyrées du culte zoroastrien. Ce sont encore des traditions mésopotamiennes qui inspirent les thèmes de la céramique de cette époque: elle offre, sur des fonds blancs ou crème, un décor lustré jaune olivâtre ou marron.

Ibn Tulun construisit également un palais magnifique, précédé d’un hippodrome, et introduisit en Égypte la pompe des cortèges officiels. Son fils Khumarawaih enjolive le château paternel, possède une ménagerie, s’entoure d’un nombre prodigieux de jeunes et jolies filles, de chanteuses renommées. Dès lors, la capitale égyptienne possédait une véritable cour, et Bagdad sentit si bien l’importance de cet apparat que les palais toulounides furent, par son ordre, impitoyablement rasés à la chute de la dynastie.

Un bref retour à l’administration préfectorale précède l’implantation de dynastes indépendants, les Ikhshidides (939-968): leur nom rappelle le titre d’un seigneur de l’Asie centrale dont ces nouveaux maîtres de l’Égypte prétendaient descendre.

Ils sont connus dans l’histoire pour avoir tenté de résister à la poussée des Fatimides qui déferlent de l’Afrique du Nord sur l’Égypte.

Sous la forme adoptée, l’indépendance des Toulounides et des Ikhshidides n’était pas viable. Pour se séparer politiquement du califat avec quelques chances de succès, il aurait fallu que la rébellion eût des bases. Or ces dynastes n’affichaient aucune doctrine susceptible d’entraîner les foules et ne s’appuyaient pas non plus sur une opinion publique, comme c’était le cas dans les États iraniens en formation. L’ambition personnelle non camouflée ne pouvait assurer une certaine permanence.

4. L’anticalifat des Fatimides

Il peut paraître étrange de parler d’opinion publique: de toute évidence, ce ne sont pas les nations qui, dans le Moyen Âge islamique, ont joué le rôle essentiel. Les crises ne sont pas provoquées par un souci de réformes ni par un désir de progrès, seuls se manifestent des appétits de pouvoir. En outre, il n’existe nulle trace de cette forme de solidarité qu’on appelle l’esprit civique. On trouve surtout des personnalités de premier plan, ayant compris et s’efforçant de mettre en valeur l’importance politique ou géographique d’une région.

Établissement de la dynastie fatimide

Mais voici que soudain des révolutionnaires s’avisent de conquérir les sympathies des populations. Des émissaires de premier ordre travaillent tous les milieux, par des arguments appropriés suivant les cercles où devait s’insinuer la propagande, en faisant appel aux soulèvements les plus variés, religieux, sociaux ou raciaux. Il s’agit du mouvement des Carmathes, qui fit régner la terreur dans tout le monde musulman. Entretenant partout des intelligences, même dans les armées mobilisées pour lutter contre eux et qu’ils mettaient en déroute, ces sectaires réussirent à bloquer Bagdad et à s’emparer de La Mecque, dont ils enlevèrent la Pierre noire, joyau de la Ka‘ba. On connaissait mal leur chef, qui se révéla un beau jour, en revendiquant le califat au nom du légitimisme, être un descendant du calife Ali, gendre et cousin du Prophète.

L’entreprise carmathe, terroriste dans tout l’Orient, organisée sous une forme gouvernementale en Afrique du Nord, se révélait un danger pour l’islam orthodoxe. Ainsi, sous la pression des événements politiques et sociaux, les conceptions de l’Orient avaient évolué. Un fait caractéristique va dominer la fin du Xe siècle et tout le XIe siècle: les populations étaient invitées à se préoccuper de questions qui, auparavant, se réglaient sans elles, sunnisme ou shi‘isme, tradition ou révolution.

En Égypte, l’avènement de la dynastie fatimide (969) fut peu banal, et il ne semble pas que nous connaissions un autre exemple de changement de gouvernement aussi brusque que pacifique. Sans doute plusieurs invasions avaient été tentées sans succès contre le territoire égyptien, mais, après leurs échecs, les Fatimides préférèrent utiliser la propagande. La situation de ce qui reste de l’empire califien, dirigé depuis Bagdad, n’est pas brillante et les Abbassides ne peuvent plus tenir l’Égypte. Les Fatimides se bornent à y fomenter des rébellions militaires et restent dans une inaction apparente vis-à-vis de leurs voisins. Au moment décisif, une armée formidable, venant de l’Occident, s’empare du pays sans rencontrer de résistance. Du rang de colonie, l’Égypte passe à celui d’État indépendant, mais ses maîtres sont shi‘ites et un schisme s’installe dans la vallée du Nil. Les Fatimides, qui avaient besoin d’une résidence royale, fondèrent Le Caire, au nord de Fostat (juill. 969).

Le souci primordial de leur politique fut de disperser les Carmathes, auxquels ils devaient un trône: depuis qu’ils étaient les maîtres d’un territoire riche et habité par un peuple calme, l’alliance avec eux devenait compromettante; il importait de les désavouer et de les combattre au nom de l’ordre moral. L’armée fatimide infligea aux révolutionnaires plusieurs défaites et finit par les chasser de Syrie. Les Fatimides devaient rester solidement implantés en Égypte et en Palestine, et ils obtinrent sporadiquement une allégeance nominale des villes saintes d’Arabie. Enfin, au milieu du XIe siècle, le calife abbasside de Bagdad dut quitter sa capitale, administrée pendant douze mois par un officier partisan des Fatimides. Pour utiliser une expression moderne, les régions comprises entre Le Caire et la Mésopotamie furent partagées en deux zones d’influence, dont la ligne de séparation ne cessa de varier pendant un siècle, d’autant plus que les Byzantins se montraient agressifs en Syrie du Nord, avant que les croisés fassent cesser toute autorité fatimide dans cette contrée.

Le troisième calife, Hakim, monté sur le trône à l’âge de onze ans, se livra bientôt à des fantaisies inquiétantes qui font douter de sa raison: «Toutes ses actions, dit un écrivain arabe, étaient sans motif, et tous les rêves que lui suggérait sa folie n’étaient susceptibles d’aucune interprétation raisonnable.» Il est capital de savoir que l’intéressé se proclama dieu, bien qu’il ne faille pas voir dans cette prétention une aberration désordonnée: les Ismaïliens avaient toujours enseigné que la raison et l’âme universelles, principes divins, étaient susceptibles de résider dans un être humain. Cette divinité de Hakim fut prêchée par un certain Darazi, qui émigra d’Égypte en Syrie. C’est de ce dernier que les Druzes tirent leur nom: ils croient au retour du dieu Hakim, qui disparut un jour sans laisser de traces.

Le califat de Mustansir

On arrive ainsi au plus long règne du califat fatimide, et même de toute l’histoire de l’islam, celui de Mustansir (1036-1094). Il offre une série de contrastes frappants. C’est d’abord l’antithèse de la misère et du luxe: la famine dite de Mustansir rappelle par sa durée et son intensité les vaches maigres du songe de Joseph, mais le palais califien renferme des trésors fabuleux. L’instabilité et l’impuissance des vizirs pouvaient faire désespérer de l’avenir de la dynastie, qu’un dictateur allait momentanément sauver. Pacifique avec les voisins, ce règne comporta de nombreuses et sombres journées de guerres intestines causées par des rivalités dans l’armée, principalement entre les Noirs et les Turcs. Le dictateur, Badr Djamali, remplaça l’ancienne enceinte en brique de la ville primitive par une formidable muraille en pierre, surmontée de puissants créneaux, pourvue de chemins de ronde couverts et percée de portes monumentales, elles-mêmes flanquées de bastions. Badr, venant assumer une tâche écrasante dans un pays appauvri par de terribles crises économiques et bouleversé par des combats de rues meurtriers, prévoyait la nécessité de décréter des mesures draconiennes: l’aspect puissant des remparts en est un symbole. Les trois portes qui ont subsisté, d’une sobre élégance et d’une construction soignée, procurent une impression de force tranquille.

Sous Musta‘li (1094-1102), son successeur au califat, les croisés s’emparent de Jérusalem. Évidemment, les Fatimides n’ont pas incité les Francs à venir en Orient, mais on peut supposer que les maîtres du Caire jugèrent les Francs moins dangereux que les Sunnites pour la sûreté, sinon de l’Égypte, du moins de leur propre dynastie.

La fin des Fatimides résulte d’un fâcheux état d’insécurité. À compter du milieu du XIIe siècle, le régime est en voie de dissolution et bientôt les dissensions qui éclatent entre les principaux chefs ont de profondes répercussions dans les rangs des miliciens.

Pendant ce temps, à l’est de l’empire musulman, une nouvelle puissance se développe, celle des Turcs seldjoukides. L’étude de leur vie administrative et de leur conception de la souveraineté est essentielle pour comprendre les usages et les habitudes des grandes dynasties des siècles postérieurs, notamment des Ayyoubides et des sultans mamelouks. Certains de leurs vassaux s’installaient dans la Syrie du Nord avec une double mission: rétablir l’orthodoxie et chasser les croisés. C’est ainsi que les Zenguides d’Alep furent appelés à intervenir en Égypte: la conséquence en sera l’avènement de Saladin, adjoint au commandant des troupes alépines. Il commencera par être vizir du dernier calife fatimide, supprimera l’autorité de celui-ci et fondera la dynastie ayyoubide.

Un art renouvelé

Ces Fatimides donnèrent au pays une impulsion civilisatrice qui ne sera jamais égalée. Ils ont laissé de précieux souvenirs: on leur doit les mosquées d’al-Azhar, d’al-Hakim, d’al-Aqmar, d’al-Salih Talaï’, et, en dehors des portes monumentales, des monuments commémoratifs élevés en l’honneur de certains Alides notoires, ainsi que le mystérieux sanctuaire de Djuyushi, sorte de gardien tutélaire qui, du haut du Moqattam, veille sur la cité. Les auteurs arabes s’extasient sur les merveilles qui constituaient le Trésor des califes: des pierreries d’une valeur inestimable, des bijoux d’or et d’argent, d’innombrables récipients en cristal de roche, des boîtes en bois précieux, des armes, des pièces de céramique, des tissus somptueux, en lin et en soie, beaucoup d’entre eux brochés d’or, des tapis, et enfin la plus belle bibliothèque qui existât à cette époque dans le monde musulman. Les rares pièces en cristal de roche qui existent encore, les étoffes, quelques animaux en bronze permettent d’imaginer l’opulence de ces fastueux souverains. Ils ont été les inspirateurs de tendances originales, tout en imitant les vieilles traditions. Ainsi l’art est en plein épanouissement et il évolue en complète liberté, alliant le souci du réalisme le plus vivant dans les représentations animées aux combinaisons les plus variées de fines stylisations florales. Les chaires en bois de certaines mosquées présentent un ensemble de petits panneaux concourant à la formation d’étoiles ou de polygones, décorés de fins entrelacs, de feuilles de vigne et de grappes. Sur les boiseries qui proviennent des palais fatimides sont sculptées des figures d’animaux, de personnages, isolés ou groupés en des scènes de danse, de musique, de beuverie ou de chasse. Les pièces de céramique sont nombreuses: la forme en est d’une souplesse très libre, grands vases à panse volumineuse, ou coupes profondes évoquant les cratères. Ces faïences à reflets métalliques sont garnies de personnages ou d’animaux. Mosquées et objets d’art sont blasonnés de splendides inscriptions en coufique fleuri, nom donné aux inscriptions aux lettres anguleuses, ornées de rinceaux.

5. Les Ayyoubides

Le vizir du dernier Fatimide, Saladin, fait, non sans quelque atermoiement, proclamer l’autorité du calife abbasside, ce que la paisible population de l’Égypte accueille avec une parfaite indifférence.

Saladin et l’apogée des Ayyoubides

La puissance ayyoubide était née, et son originalité se fit sentir dans tous les domaines: militaire, par la mise en œuvre de toutes les ressources pour chasser les croisés de Syrie ; religieux, par la suppression du shi‘isme et l’institution d’un enseignement unifié à l’aide de la madrasa ; artistique, par la forme plus austère de l’architecture et une décoration plus proche de la géométrie, sans compter la suppression de l’écriture coufique dans l’épigraphie monumentale. Il convient donc de faire honneur à Saladin de l’élaboration et du succès de ce programme. Le sunnisme va être rétabli grâce à la création de ces établissements d’enseignement, soigneusement surveillés, d’où sortiront des professeurs dévoués et des fonctionnaires obéissants.

La nature des rapports avec les croisés va changer. L’ancien gouvernement du Caire avait adopté vis-à-vis du royaume latin une attitude assez passive: on tolérait le voisin en attendant des jours meilleurs; on opérait des razzias, auxquelles l’adversaire répondait par des procédés semblables; il en résultait la perte ou l’annexion d’un village et, des deux côtés, on faisait des prisonniers, qu’on échangeait ensuite.

Saladin commence par subir, en Syrie, l’ascendant des Francs, qui gagnent, en 1177, la bataille du mont Gisart, mais sont repoussés sous les murs mêmes de Damas en 1179. À cette date, Saladin avait réalisé l’unité de commandement en occupant tous les territoires musulmans de Syrie jusqu’à Alep, et, en 1182, il y joignait une partie de la haute Mésopotamie. C’est alors qu’il fit donner une leçon à Renaud de Châtillon, qui, de la principauté de Montréal (Shaubak), avait osé pousser une expédition jusqu’à une journée de Médine: l’escadre franque fut capturée et certains prisonniers ramenés à La Mecque, où ils furent, le jour des Sacrifices, égorgés rituellement comme les bêtes offertes en holocauste ce jour-là. En 1187, Saladin estime que le moment de la grande offensive est venu: il s’empare de Tibériade, gagne la bataille de Hattin et prend d’assaut Saint-Jean-d’Acre. De nombreuses forteresses sont conquises, depuis Ascalon jusqu’à Beyrouth, et l’étau se resserre autour de Jérusalem, qui succombe assez rapidement: la campagne avait duré moins de quinze mois. L’année suivante, il remonte vers le nord jusqu’à Lattakieh, pendant qu’un de ses lieutenants supprime l’enclave de Karak, qui gênait les communications entre Damas et Le Caire. Saladin fut donc un grand guerrier, qui porta de terribles coups aux croisés, dont il décapita le royaume. Mais il ne put achever son œuvre: il n’avait pas de marine, il était aux prises avec d’insurmontables difficultés financières et, surtout, ses officiers ne voulaient plus se battre. Tous ses efforts allaient être compromis en partie par ses descendants.

La paix de 1191 était néanmoins très favorable aux musulmans. Le royaume latin était réduit à une bande côtière, s’étendant environ de Jaffa à Antioche. Le fait nouveau depuis le commencement des croisades, c’est la liberté de transit, plus utile aux musulmans qu’aux chrétiens: en effet, si ces derniers allèrent à Jérusalem accomplir leurs dévotions, les musulmans pénétrèrent dans les ports pour faire du commerce.

L’unité menacée

L’empire était le plus vaste qui ait été dirigé du Caire. Pour le maintenir dans une tranquillité relative, Saladin mena une existence de nomade, jouant du prestige dont jouissait sa personnalité. La disparition du chef de la famille fit apparaître l’ambition jalouse de tous les princes, qui vont passer leur temps à faire et défaire des alliances et à guetter leurs faiblesses mutuelles. Les principautés du Yémen et de la Mésopotamie ne comptent plus guère dans l’histoire d’Égypte; en Syrie, la principauté de Baalbek sera éphémère, celles de Homs, de Baniyas et de Karak disparaîtront avec les premiers sultans mamelouks, celles de Damas et d’Aple finiront par être réunies sous la même couronne et tiendront jusqu’en 1260; enfin, les Mamelouks laissèrent vivre celle de Hama jusqu’en 1341. Avec tous ces princes, le sultan qui règne au Caire voudrait jouer au suzerain: il n’y réussit pas toujours. Les querelles de ces roitelets manquent d’intérêt: il est parfois difficile de les suivre et de leur trouver des raisons sérieuses, autres que la contestation de la puissance d’autrui. Du point de vue islamique, la situation est lamentable, car les croisés sont en Syrie: mais il est vrai qu’à regarder ceux-ci de près, le spectacle n’est guère plus réconfortant.

Le premier règne qui attire l’attention est celui de Malik Adil Ier (1200-1218). Hanté par les souvenirs glorieux de son frère Saladin, il vise à reconstituer l’empire ayyoubide sous sa suzeraineté. Il réussit à obtenir une certaine harmonie à l’extérieur, tandis qu’une affreuse famine, dans les années 1200-1201, s’abat sur l’Égypte: après avoir mangé des chiens et des charognes, la population dévora de la chair humaine. C’est alors que débarqua à Saint-Jean-d’Acre la puissante armée de la cinquième croisade ; les troupes franques s’attaquèrent d’abord à la forteresse du Mont-Thabor: ce n’était qu’une feinte; soudain, le 31 mai 1218, l’armée des croisés mouillait devant Damiette. Malik Adil s’était porté contre les Francs en Syrie: l’annonce du siège de Damiette le ramenait à la défense de son propre royaume, mais il mourut en route le 31 août. Son fils, Malik Kamil, avait assumé le commandement d’une armée qui s’était portée au secours de Damiette. Ici se situe un incident émouvant: saint François d’Assise et un de ses disciples se présentèrent à l’armée musulmane; arrêtés comme espions et frappés de verges, ils eurent la vie sauve sur l’ordre formel du sultan d’Égypte, qui tint tête à son entourage. Après un long siège, les croisés s’emparèrent de Damiette le 5 novembre 1219, mais les combats continuèrent contre l’armée franque qui marchait en direction de la capitale. Harcelée sans cesse par les troupes de Malik Kamil, elle fut réduite à capituler sans conditions. Malik Kamil regagna sa capitale le 30 octobre 1221.

Une trêve avait été conclue pour huit ans, et les princes syriens mirent à profit l’inactivité des Francs pour se livrer à leurs intrigues habituelles, qui finirent par isoler diplomatiquement Malik Kamil. Celui-ci rechercha l’alliance des croisés, en leur promettant des territoires qu’il pouvait d’autant mieux concéder qu’ils appartenaient au prince de Damas. Selon les auteurs arabes, Malik Kamil aurait pris l’initiative des tractations qui aboutirent à la livraison de Jérusalem à Frédéric II. Une certaine obscurité règne sur ces négociations, mais le résultat est là: il fut entendu que Jérusalem reviendrait aux Francs, ainsi que d’autres régions côtières. En effet l’empereur prenait possession de la ville le 17 mars 1229. Les princes ayyoubides de Syrie et de Mésopotamie se liguèrent alors contre Malik Kamil, cependant que des bandes kharezmiennes, en fuite devant la première ruée mongole, saccageaient la Syrie. Pour Malik Kamil, la situation était extrêmement dangereuse, et le souverain d’Égypte se décida à déclencher une vigoureuse offensive contre ses parents: il s’empara de Damas et partait mettre le siège devant Alep, lorsqu’il fut terrassé par une pleurésie le 9 mars 1238.

Il est délicat de formuler un jugement sur Malik Kamil: comme tous les membres de sa famille, il ne s’attache guère à la qualité de ses alliés et il est fâcheux, pour sa mémoire, qu’il ait conclu un pacte avec Frédéric II contre d’autres Ayyoubides, de la même façon que ceux-ci s’alliaient aux Kharezmiens et aux Seldjoukides de Konia. À son actif, on peut dire que la cession de Jérusalem procura un état de paix qui ne fut jamais, pendant la durée des croisades, ni aussi stable ni aussi long, et c’est bien ce que le sultan d’Égypte recherchait avant tout.

La chute des Ayyoubides

Les querelles intestines entre princes, cette plaie du régime ayyoubide, se poursuivent de plus belle. Entre-temps, la ville de Jérusalem avait été reprise de vive force par les musulmans, le 5 janvier 1240. Malik Salih monte sur le trône quelques mois plus tard. Il put croire un instant qu’il allait devenir le maître incontesté de tous les Ayyoubides, et c’est alors, le 17 septembre, que le roi Louis IX débarque à Limassol. Sa flotte arrivait devant Damiette le 5 juin 1249 et, le soir même, les troupes égyptiennes, prises de panique, s’enfuyaient en toute hâte et se réfugiaient à Mansourah, où Malik Salih devait mourir de maladie le 23 novembre 1249.

Après la bataille de la «Massoure» (selon l’orthographe de Joinville) et la capture du roi de France, l’armée d’Égypte put reprendre possession de Damiette, tandis que les troupes franques évacuaient le territoire égyptien.

Cependant, l’épouse de Malik Salih, Shadjar al-durr, assumait l’autorité et faisait venir de Mésopotamie un fils du sultan défunt, Turan-Shah. Mais les Mamelouks turcs de son père complotèrent contre lui et le firent assassiner.

L’instigateur et le principal exécutant de cette tragédie, Baibars, allait bientôt jouer un rôle important. Le pronunciamiento qui anéantit la puissance des Ayyoubides met un point final aux hésitations face aux croisés. Le désarroi consécutif à la chute du califat de Bagdad, en 1258, les velléités d’alliance entre les croisés et les Mongols, le retour toujours possible des princes ayyoubides dépossédés, l’ambition personnelle des grands officiers mamelouks, tout cela créait une atmosphère bien faite pour émousser la volonté la mieux trempée. L’expérience ayyoubide avait abouti à un échec pour la dynastie, et, en effet, la politique de bascule ne pouvait durer toujours.

6. Les sultans mamelouks

Une puissance politique et économique

Les Ayyoubides laissèrent néanmoins quelques conceptions grandioses, que les sultans mamelouks surent exploiter. D’abord ils continuèrent, ils accentuèrent même le gouvernement des militaires, qui prennent définitivement le pas sur l’élément civil: la construction de la Citadelle en avait été le symbole. En second lieu, les Ayyoubides avaient fait en partie la preuve qu’un État formé de la réunion de l’Égypte et de la Syrie paraissait viable. Les principautés syriennes, qui presque toutes conservent intact leur territoire, furent incorporées comme provinces dans le système mamelouk. Enfin, le nouveau régime donna un caractère original aux prétentions panislamiques de la dynastie précédente. Les sultans mamelouks, non contents de conserver dans leurs protocoles le titre de sultan de l’Islam et des musulmans, donnèrent à l’État égyptien la qualification officielle de «royaume islamique». Il est vrai que, grâce au sultan Baibars, les Mamelouks possédaient au Caire le calife abbasside; cette présence conférait à l’État égyptien un surcroît de prestige et constituait un argument diplomatique pour les velléités d’un protectorat du Caire sur les villes saintes d’Arabie.

La politique des sultans mamelouks, à l’aurore de leur puissance, fut très habile. Leurs hommes d’État découvrirent que certaines nations occidentales désiraient commercer avec l’Égypte, au mépris des interdictions de la papauté. En ce domaine, les États des croisés faisaient preuve de certaines divergences et quelques-uns d’entre eux contribuaient à accroître les ressources de l’Égypte. Grâce aux convois de navires venus d’Europe, les Mamelouks purent se procurer les matières premières qui leur faisaient défaut, comme le fer et le bois; en outre, les Génois leur amenèrent les esclaves qui formaient leur armée.

Ces relations constituent un fait nouveau. Certes, il serait faux de prétendre que, depuis la conquête arabe, l’Égypte avait rompu toutes ses relations avec l’Europe: ce qui est vrai, c’est que les maîtres de l’Égypte s’étaient jadis placés sur un pied d’hostilité avec les États chrétiens. Les Ayyoubides, puis les Mamelouks, surent reconnaître l’intérêt que présentait l’établissement de solides contacts commerciaux avec leurs anciens adversaires. Outre le commerce avec les Génois, des traités furent passés avec les Catalans, les Pisans, les Marseillais, les Vénitiens, qui venaient chercher à Alexandrie les produits de l’Orient et de l’Extrême-Orient.

La période mamelouke est la plus curieuse de l’histoire de l’Égypte médiévale. Si les Mamelouks sont des parvenus, ils n’en ont pas les petitesses. Dégagés de tout préjugé par leur origine servile, ils eurent toutes les audaces; quelques-uns d’entre eux furent des souverains de premier ordre. L’Égypte fut menée, et avec énergie, par des hommes sortis de rien, en face d’une Europe qui n’acceptait que les services de gens pouvant exciper de quartiers de noblesse. Les victoires des Mamelouks contre les croisés et la résistance de leurs troupes en face des Mongols assurèrent à ce pays une situation politique et économique de premier ordre, avec une continuité qui n’existe dans aucune autre contrée de l’Islam au Moyen Âge.

Le régime des sultans mamelouks se divise en deux groupes distincts: celui des Mamelouks bahrides ou turcs, qualificatifs qui rappellent leur premier casernement sous les Ayyoubides, sur une île du fleuve – bahr – (1250-1381), puis celui des Mamelouks circassiens, la patrie des esclaves ayant changé (1382-1517). Autre différence: ces derniers Mamelouks luttèrent pendant plus d’un siècle pour que le pouvoir ne fût plus héréditaire et ils y réussirent. En effet, les descendants du sultan Qal wun (1279-1290) détinrent le pouvoir jusqu’à la chute du dernier souverain de leur lignée. Ce qui apparaît surtout, ce sont les rivalités permanentes de ces Mamelouks, leurs querelles personnelles sanglantes; l’audace et l’esprit d’intrigue s’y manifestent d’une façon d’autant plus accusée que la carrière des intéressés et leur existence étaient extrêmement précaires. Toutes ces dissensions arrivent à faire l’histoire, puisqu’elles intronisent ou renversent des sultans.

L’avènement de Baibars

Baibars, le grand responsable de la révolution, dut attendre dix ans avant de monter sur le trône, à la suite de l’assassinat de son prédécesseur Qutuz, lequel venait de s’illustrer par la victoire de Ain Dj l t sur les Mongols. Son règne glorieux de seize ans fit oublier les meurtres de l’ancien officier. Le mérite d’avoir vaincu les croisés lui appartient; il réédita avec plus de succès l’œuvre de Saladin: leurs deux existences ont été souvent comparées, les caractères sont assez semblables, les situations sont en apparence les mêmes, mais les résultats sont à l’avantage du second. La faiblesse de Saladin consista à créer une sorte de féodalité; la force de Baibars fut de la supprimer, de sorte qu’après sa mort il n’y eut en face des croisés qu’une autorité centralisée qui voulait leur perte, et les Francs ne purent plus profiter d’une mésentente.

Moins de vingt ans plus tard, la Palestine était libérée, grâce aux efforts du sultan Qal wun et de son fils Malik Ashraf Khal 稜l: la prise de Saint-Jean-d’Acre, le 18 mai 1291, puis celle de Sidon et de Beyrouth, marquaient la fin des croisades.

Au moment où le khan mongol Ghazan entreprend sa campagne de Syrie, le royaume égyptien commence à être en pleine possession de sa force: les hordes mongoles sont repoussées, non sans peine. Au cours de son long règne, Muhammad, fils de Qal wun, dut s’emparer plusieurs fois du pouvoir, avant de s’y maintenir plus de trente ans. Dans la paix générale, le nouveau monarque put à loisir mettre en place les rouages d’une administration, dans laquelle les militaires commandaient, très strictement obéis par un corps de grands commis, chargés de la rédaction des actes diplomatiques et de la rentrée des impôts.

Les descendants de ce remarquable homme d’État ne réussirent pas à vivre dans le calme: ce fut une lutte de clans indescriptible. La violence des officiers mamelouks se donna libre cours pendant une quarantaine d’années, sans qu’aucun d’eux se sentît assez fort pour s’imposer et s’emparer de la souveraineté.

Toutefois, le Circassien Barq q parvint à assumer le pouvoir en 1382. Quelques années plus tard, une circonstance heureuse sauva l’Égypte d’une catastrophe lorsque les hordes de Tamerlan s’emparèrent de Damas (1400): ce conquérant aurait envahi l’Égypte s’il n’avait dû marcher contre le sultan ottoman Bajazet Ier.

Tout le XVe siècle est une lamentable histoire de batailles rangées dans les rues du Caire. La fiscalité des Circassiens fut subordonnée au bon plaisir de l’administration, aggravée du fait que toutes les taxes, patentes ou tous les droits d’octroi étaient acquittés par un fermier qui recouvrait, souvent avec usure, le montant de ses avances au Trésor. La plupart des fonctionnaires, notamment les magistrats, achetaient leur charge au sultan, puis s’en dédommageaient aux dépens de leurs administrés. Mais la plaie la plus cuisante du régime fut l’achat forcé: le sultan réquisitionnait des marchandises, puis il contraignait les commerçants qui étaient vendeurs des denrées confisquées à les racheter au prix fort.

Un souci de lucre détermina l’expédition que le sultan Barsb y (1422-1437) organisa contre Chypre. Ce fut une victoire facile et l’armée égyptienne fit, au Caire, un retour triomphal, ramenant le roi Janus, qui fut promené, chargé de chaînes, à travers la ville. Il recouvra la liberté et son royaume moyennant un tribut annuel.

Renaissance artistique

Le souverain Qaitbay fut l’animateur d’une renaissance artistique incontestable. Il eut le tort de se mesurer aux armées ottomanes, qu’il vainquit d’ailleurs, car ce nouvel ennemi ne devait pas abandonner l’espoir de revanche. À l’intérieur, le règne de Qaitbay se déroule dans un calme relatif, comparable à la période de Muhammad ibn Qal wun, au siècle précédent. Il passe à la postérité avec la réputation d’un grand constructeur. Il est exact que la surabondance de la décoration des édifices de cette époque nuit parfois à la pureté des lignes, mais l’ensemble est toujours élégant et harmonieux: les maîtres d’œuvre ont alors assimilé les diverses influences étrangères et nous assistons à l’éclosion d’un art original. Le sultan ne se contentait pas de donner des ordres et de fournir les fonds, les chroniques précisent qu’il surveillait de près les travaux. Son activité s’exerça dans tous les domaines: religieux, par la fondation de mosquées et de collèges; militaire, par la restauration de diverses citadelles; économique, par la construction ou le réaménagement de ponts, de caravansérails et de fontaines. En ce qui concerne les objets de luxe, les artisans n’ont plus la même habileté et les matériaux sont moins riches; les ustensiles de cuivre, rarement enrichis d’incrustations, sont étamés; enfin, le sultan faisait fabriquer ses lampes en verre à Murano.

L’Égypte aurait pu se relever et retrouver sa prospérité d’antan: la découverte de la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance, en 1498, deux ans après la mort de Qaitbay, allait consommer sa ruine économique, entraînant dans sa débâcle la république de Venise, sa principale cliente. Les commerçants égyptiens du Moyen Âge avaient, en effet, constitué de vastes entrepôts de marchandises d’Arabie, des Indes et de la Chine: aloès, ambre, benjoin, cardamome, clous de girofle, encens, laque, noix muscade, perles, poivre, rhubarbe. Les négociants spécialisés du commerce des épices se nommaient en arabe karimi ; ils revendaient leurs marchandises aux commissionnaires d’Europe, surtout de Venise, qui se les procuraient à Alexandrie. Les bénéfices réalisés par cette riche guilde ne manquèrent pas d’exciter la convoitise du gouvernement mamelouk, lequel, se substituant au commerce libre, s’en assura le monopole. C’est donc le Trésor public égyptien qui fut directement atteint par la découverte de Vasco de Gama, car les Portugais allaient livrer les épices en Europe à meilleur compte.

Le pays aurait eu besoin d’un monarque énergique et on lui offrait un vieillard de soixante ans, Qansuh Ghauri (1501-1516). C’est en septembre 1505, dix-huit ans après la découverte de la route du Cap, que ce sultan donne les premiers ordres pour la constitution d’une armée de l’Inde. Selon les sources européennes, l’escadre portugaise fut battue au cours de l’été 1508 sur les côtes de l’Inde. En fin de compte, c’est par une défaite écrasante de la flotte égyptienne, le 3 février 1509, à Diu, que se terminait cette expédition.

Le sultan commit en 1512 l’imprudence de donner asile à un prétendant au trône ottoman ; or le gouvernement mamelouk n’était plus en mesure de soutenir un effort prolongé. Le souverain ne manqua pas de courage et, à l’âge de soixante-quinze ans, il n’hésita pas à prendre le commandement d’une armée destinée à arrêter le choc des troupes ottomanes qui commençaient à envahir la Syrie. La victoire revint aux Ottomans, le 20 mai 1516, à Mardj Dabiq, près d’Alep. Le sultan Ghauri y trouva la mort. Il y avait eu des défections sur le champ de bataille et, d’autre part, l’artillerie ottomane était plus nombreuse et mieux servie que l’artillerie mamelouke.

Le chaos

Malgré le chaos qui régna au Caire, à l’annonce de la désastreuse nouvelle, un sultan, Tumanbay, fut intronisé. Un combat d’une rare violence se déroula, le 22 janvier 1517, à Raidaniya, dans la banlieue nord du Caire; les Ottomans durent encore en partie leur victoire à des trahisons. Dans la journée même, ils occupaient Le Caire. C’est une fois de plus à la suite d’une délation que le dernier sultan mamelouk, fugitif et errant, fut appréhendé par les officiers ottomans. On le pendit au Caire à la porte Zuwaila le 12 avril 1517.

L’intérêt du régime mamelouk, encore mal connu, réside dans l’aspect mêlé de la cour du Caire et de la population égyptienne. Des commerçants, des cultivateurs, chrétiens et musulmans, habitués à vivre côte à côte, dont la majorité musulmane est dans l’ensemble très tolérante, voisinent avec des fonctionnaires, avec des hommes de loi prêchant l’austérité et la discipline. Le sultan et ses officiers doivent en partie s’inspirer de leur façon de penser, mais avec un esprit qui ne connaît ni la routine ni le fanatisme. À l’intérieur, on ne pouvait guère s’attendre à une docilité à toute épreuve des officiers mamelouks. Cependant, un fait laisse croire que l’on tenait compte de l’état d’esprit d’une population qui vivait mal: les révoltes, même lorsqu’elles se produisent à Damas ou à Alep, n’offrent pas le caractère d’une sécession. Les rebelles revendiquent le trône du sultanat, avec la possession du territoire dans son intégralité.

Il convient, en conclusion, au sujet de cette période, de rappeler les réflexions de Gobineau: «Au Caire, le souvenir des Mamelouks domine tout, ils ont fait tant de choses, tant fondé de monuments, de si solides et de si beaux! Ce monde d’arabesques qui recouvre avec tant de splendeur les édifices de toute l’Asie, eux seuls ont su le tailler dans le marbre et dans la pierre.»

Encyclopédie Universelle. 2012.

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